Nous en sommes encore là : le bruit et la parole
Notre époque l’a assez compris, le terrorisme est un spectacle, une stratégie nihiliste mue par la recherche d’une image inimaginable, d’une représentation si choquante qu’elle pourrait définitivement pétrifier la pensée et mettre fin à la grande ronde des images mentales. Le terrorisme est le cauchemar d’une image définitive qui nous ferait entrer indéfiniment dans une vie de panique. Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot est une tentative de faire, par l’image, l’histoire d’un terrorisme, celui initié par la Fraction Armée Rouge en Allemagne au tournant des années soixante-dix. À l’origine, il y a avait chez le réalisateur le souci de retrouver une image manquante : comment une jeunesse cultivée, intellectuelle, rompue au débat démocratique, en vient-elle à passer de la critique à la violence, de l’amour des mots au dernier mot de la mort ? À l’arrivée, c’est une genèse d’une guerre des images que le film propose, où pouvoir et contre-pouvoir, à force de durcissements, en viennent à former un seul et même portrait, liés l’un à l’autre par le montage comme le champ au contre-champ. Nous avons tenu à discuter avec Jean-Gabriel Périot, parce que son film est le premier depuis longtemps à nous faire retrouver les différents moments de l’image-terroriste ; le premier depuis longtemps à se risquer à tracer une ligne dans l’amas chaotique de traces que le passé a laissées derrière nous, et que la jeunesse française ne semble pas préparée à interroger ; une ligne offerte à ceux qui, lassés par la jouissance pauvre des boucles médiatiques, voudraient bien sortir du cercle. " « Toujours la même histoire », voilà ce qui mène à la guerre : c’est à l’absence d’une histoire réelle qu’il faut imputer les accès de folie récurrents auxquels l’histoire semble avoir été condamnée jusqu’à présent " (Jacques Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, dix études sur Robert Musil).
Une jeunesse allemande est fait d’archives, souvent inédites, pour la plupart rares ou inconnues ; mais c’est avant tout le chemin du son qui marque, qui obsède presque : lancé sur les questions qu’une certaine jeunesse désirait poser à ses pères, votre film se termine comme un effrayant tunnel où médias et discours politiques se rejoignent dans un grand bourdonnement. Si monter, c’est trouver des passages, comment avez-vous organisé ce cheminement de la parole au bruit, des revendications au brouhaha idéologique ?
J’ai effectivement construit Une jeunesse allemande sur des enjeux de langages. J’ai pensé le film comme un mouvement continu d’étranglement du langage visuel et du langage parlé. On passe d’une polyphonie des formes, des genres, de toutes les possibles mises en images du réel à la forme sèche mais performative de la télévision, espace sans hors-champ, sans pensée, sans réflexion.
Le film commence par des prises de positions claires, offensives et argumentées, des paroles prononcées pour s’affirmer face au reste de la société, dans un moment où il est encore possible de poser des questions sans forcément avoir de réponses ; bref, on assiste à un exercice de pensée collective. Puis la parole commence à s’étioler. D’abord chez les futurs fondateurs de la RAF dont les discours deviennent de plus en plus idéologiques, mais aussi dans le camp de l’État, une fois la RAF fondée et ses militants passés en clandestinité. Là, en quelques années, on voit le discours changer, la parole et la pensée se réduire comme peau de chagrin. Et effectivement, ces discours ont beau être clairs et simples, pour ne pas dire simplistes, leur répétition les fait passer du côté du bruit, d’un continuum obscène de petites phrases et de petites pensées. C’est le règne de la bêtise qui advient et son trône est la télévision. Même si en Allemagne de l’Ouest, les plus grands intellectuels d’alors réagissent contre cette dévastation, leurs voix ne peuvent plus être entendues, elles sont devenues inefficaces. Aujourd’hui, nous en sommes encore là, et cet écheveau de bêtises reste d’une efficacité redoutable.
À la fin, le film tente une hypothèse, celle du cinéma avec l’extrait de Fassbinder tiré de L’Allemagne en automne, puis avec le générique sonore des étudiants. Le cinéma ne peut pas contrer la machine discursive de la télévision, mais il est pourtant nécessaire. Il a au moins la grâce de rester du côté de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile. L’Allemagne en automne fut un des éléments déclencheurs pour moi, car ce film contredit de plein fouet l’histoire officielle de la RAF. Critique envers l’État, plein d’empathie pour les membres de la RAF morts en prison, un tel film aujourd’hui serait impossible. Il serait probablement censuré pour apologie du terrorisme. Quand je l’ai vu, je me suis vraiment demandé comment tous ces réalisateurs avaient pu faire ce film. Si les membres de la RAF étaient des « terroristes » comme on les avait désignés, pourquoi avoir fait ce film ? Parce qu’il offrait un portrait très dissonant, parce qu’il ouvrait de multiples questions, ce film m’a donné envie de comprendre cette histoire et ses enjeux.
On pourrait aussi décrire le mouvement du film ainsi : au début, une voix que l’amoureux des images reconnaît, celle de Jean-Luc Godard, une voix qui se demande hors-champ s’il "est possible de faire des images en Allemagne". À la fin, plus personne ne s’interroge, et on regarde la mère de Fassbinder déclarer, dans L’Allemagne en automne, qu’à la démocratie elle préfèrerait une autocratie menée par un souverain juste et bon. Votre film est un morceau d’histoire de la télévision, mais regardé depuis le cinéma ; ou, pour le dire autrement, une histoire du pouvoir, regardé depuis la contrée de l’imaginaire. Est-ce qu’en faisant ce film, vous avez eu l’impression de trouver votre manière, en cinéaste, de ne plus subir la télévision ?
J’ai décidé il y a vingt ans de ne plus subir la télévision en jetant celle que j’avais alors ! Depuis, je ne la regarde plus que par accident, dans les bars, dans ma famille, etc. Mais le peu que j’en vois me suffit…
C’est un vrai mystère pour moi la télévision. Pas tant l’usage qui en est fait par les pouvoirs publics ou industriels (auxquels on ne peut pas reprocher d’utiliser comme ils l’entendent un outil de propagande aussi efficace) que la consommation passive de ceux qui la regardent. Dans le fond, ce n’est pas la télévision en tant que telle que j’interroge, mais le bouleversement d’un paradigme. On passe d’une époque où la pensée occupe encore une place centrale du débat public, à un temps où seule la parole du pouvoir a droit de cité. Et j’interroge en effet cette histoire depuis ma place, celle d’un cinéaste, quelqu’un qui pose des questions avec des images.
Dans les années 60, la télévision ressemble encore à de la radio filmée. C’est un espace dans lequel les paroles se déploient : les paroles, car il est alors de tradition en Allemagne de l’Ouest que toutes les opinions puissent s’exprimer et se confronter. On avait moins peur du désaccord. Dans les années 70, tout s’étiole jusqu’à ce que la TV ne devienne plus que le lieu d’énonciation du pouvoir, mais aussi de la bêtise. Il ne faut absolument pas négliger l’utilisation de la bêtise comme outil de transformation du corps social et politique. En cela, la déclaration de Le Lay sur le temps de cerveaux disponible était très honnête de sa part.
Pour répondre plus précisément à votre question, je peux revenir à un détail des recherches que j’ai menées pour ce film. Il existe de nombreux films de cinéma qui se posent la question du cinéma lui-même. Le cinéma relevant de l’art et de la pensée, il est souvent autoréflexif. Dans les extraits d’archives utilisées dans Une jeunesse allemande, il y a de très nombreux exemples de films qui posent frontalement la question de l’utilité du cinéma comme moyen d’action politique (ce n’est évidemment qu’une manière d’interroger le cinéma, mais c’était celle de l’époque). J’ai aussi cherché des extraits d’émissions télévisées parlant de la télévision. Et comme je suis de nature entêtée, j’ai beaucoup cherché. Et je n’ai strictement rien trouvé. Ni en France, ni en Allemagne, ni ailleurs. Les seuls rares fragments télévisés qui commencent à poser une certaine analyse ou critique de la télévision sont justement des interventions télévisuelles de cinéastes qui interrogent la télévision comme cinéastes. Il n’y a rien de commun entre cinéma et télévision. Selon moi, ce sont deux espaces qui ne sont pas séparés mais opposés. Le cinéma, en lui-même, est critique de la télévision. Que la télévision soit aujourd’hui un des principaux financeurs du cinéma explique en grande partie l’inanité politique du cinéma contemporain.
Chose assez rare de nos jours, vous n’hésitez pas à exiger du spectateur. En guise de générique de début, vous avez choisi un plan fixe sur un homme qui dirige son pistolet vers la caméra. Tout le film dépliera ce paradoxe effroyable, celui par lequel s’embrassent, en une seule image, jeunesse et terrorisme. C’est autant l’usage de l’outil-caméra que ce plan interroge que le spectateur, qui se sent alors visé, d’entrée concerné. Comme si faire la genèse du terrorisme, c’était autant montrer ceux qui fabriquent ce spectacle qu’interpeler ceux qui le consomment. Un cinéma politique commence-t-il par là, par une pensée croisée des deux côtés de l’image, du spectacle et du spectateur ?
Pour la petite histoire, ce film, Green Beret de Carlos Bustamante, fait partie d’une série de films que les étudiants fabriquaient pour des actions dans les cinémas. Lorsqu’ils voulaient réagir contre un film, ils se rendaient dans une salle le jouant, sortaient un projecteur 16mm et diffusaient leur propre film en surimpression (jusqu’au moment où les spectateurs ou la police les jetaient de la salle). L’extrait que j’ai utilisé au début a été fait pour des actions contre le film homonyme réalisé par Ray Kellog et John Wayne et qui prend fait et cause pour l’intervention américaine au Vietnam.
J’aime beaucoup cette proposition de Bustamante en réponse à ce film vraiment pourri. En se plaçant face la caméra avec un pistolet, Bustamante met à nu le rapport de soumission qui lie les spectateurs aux films de divertissement. Il énonce ce que taisent forcément ces films : leurs objectifs idéologiques. Présentés comme purs divertissements, ce sont en fait des vibrantes publicités pour l’impérialisme, la guerre, le capitalisme… Quand le public, en train d’apprécier le charme et la faconde de John Wayne, d’éprouver de l’empathie pour quelques Blancs en train de se battre contre des sauvages, est d’un coup face-à-face avec un jeune type armé, il se retrouve lui-même directement confronté à la violence (symbolique bien sûr). Et c’est d’un coup beaucoup moins drôle, beaucoup moins divertissant.
Dans Une jeunesse allemande, cette image est déplacée car je la donne comme un extrait de film en tant que tel, alors que ce n’était à l’origine qu’un film destiné à perturber un autre film. Mais elle garde pour autant toute sa force d’interpellation, à la fois par le regard-caméra de cet étudiant et par ce pistolet pointé sur le spectateur. Une telle image tente symboliquement de rompre le contrat spectatoriel afin de ré-impliquer le spectateur.
Il me semble presque impossible de mêler le travail du regard et celui de la pensée pendant le visionnage même d’un film. On réussit parfois à les entrelacer en peu, mais c’est surtout une fois que le film est fini que le spectateur peut se réapproprier ce qu’il vient de voir. Dans le flot d’un film, qui déroule la pensée d’un tiers, le réalisateur, il y a peu de place et de temps pour que le spectateur puisse penser pleinement. Il est alors important de fabriquer des films qui permettent justement aux spectateurs de se réapproprier ce qu’ils viennent de voir, de pouvoir le mettre en question, etc. Pour moi, c’est justement là que s’inscrit une des possibilités de faire politiquement un film aujourd’hui. J’insiste sur cet aujourd’hui car nous ne sommes plus dans les années 1910 ou 20 ou dans les années 60, ces moments de déploiement de la politique et de l’intelligence. Aujourd’hui nous devons faire avec un appauvrissement terrible de la pensée. Non pas tant de la pensée elle-même d’ailleurs que de l’espace qui lui est laissé. Il me semble important, nécessaire politiquement, de fabriquer des films « inachevés ». Mon rôle est d’essayer de formuler des questions, je laisse le reste du travail aux spectateurs !
Une des critiques que l’on m’adresse le plus est celle de mon « point de vue » et de son absence. Pour moi, c’est une question étonnante car je revendique justement de ne pas affirmer de point de vue définitif sur ce que je montre. On demande toujours à un réalisateur d’énoncer une opinion à laquelle le spectateur peut s’accrocher. Le réalisateur est investi d’un pouvoir supérieur : il sait, il comprend, il partage, pour ne pas dire impose, sa propre petite réflexion sur la marche du monde. On demande au cinéma d’être aussi pauvre intellectuellement que la télévision avec quelques belles images et une conscience morale de gauche en supplément. Quand j’écris « on », je pense tout autant aux « professionnels de la profession », notamment aux diffuseurs, qu’aux spectateurs. Je revendique au contraire de ne pas savoir. Faire simplement confiance à l’intelligence du spectateur est pour moi une condition nécessaire pour faire du cinéma un espace d’échanges et de désaccords, et donc de pensée et de politique.
C’est effectivement une critique adressée au film, y compris dans ces pages. On pourrait résumer l’argument ainsi : sous couvert d’objectivité, vous n’auriez pas choisi. Une « indécision du regard » laisserait le film dans une ambiguïté qui masquerait mal une fascination inavouée pour le groupe d’activistes. Pour ma part, je crois le film extrêmement clair sur le point de vue construit ; seulement, c’est un point de vue débarrassé des couches morales dans lesquelles on l’enveloppe d’ordinaire. L’idéologie politique n’y est pas le fait d’un camp ou d’un côté, elle est partout. Le terrorisme y apparaît comme un ensemble, un esprit déposé dans les logiques de nos formes de vie et de nos institutions, un système qui se nourrit d’oppositions binaires et où l’individu n’est plus un point de départ mais un simple moyen pour combattre ou dominer, un facteur qu’on peut sacrifier à l’explosif ou faire disparaître dans des prisons. Ce que montre votre film, ce n’est pas seulement le parcours des futurs terroristes, mais le monde qui les engendre, un monde qui comprend les terroristes, non plus comme des excroissances inexplicables, mais comme ses propres enfants. Parce qu’il tente d’épouser la logique du tout et non la cause d’une partie, le film que j’ai vu n’est pas un « film sur la RAF », mais une « brève histoire du monde » qui est encore le nôtre.
Beaucoup des questions qui traversent le film débordent la factualité du morceau d’histoire de la RAF. Et en effet, probablement que ce qui était primordial pour moi avec ce film était de mettre en critique la fabrication du « monstre », ici donnée dans sa version terroriste, une des figures, si ce n’est la figure, contemporaines du monstre. Il y a deux manières d’exclure de la société les auteurs de violences extrêmes. Soit on les considère comme fous, et alors il n’y a violence que parce que ceux qui la commettent sont malades. Soit on les considère de manière quasi religieuse, et ils deviennent alors l’incarnation d’un Mal absolu. Natural born killer. Par facilité morale, on préfère les penser comme des éléments exogènes et leur dénier leur humanité. Une facilité, car les hommes et les femmes seraient par nature des êtres bons, incapable du pire. Mais ne pas intégrer le pire comme possible de l’humanité, c’est rejeter le libre arbitre et la responsabilité qui l’accompagne. Et là on revient au politique. En rejetant la violence dans un hors-champ de nos sociétés, on perd les logiques qui y conduisent quand toute violence est conséquence, réponse extrême, à des problèmes préexistants. L’irruption des violences extrêmes nous concerne politiquement tous, mais nous le refusons, ne voulons pas comprendre que nous en sommes tous responsables. Le terrorisme s’origine toujours dans les failles de nos sociétés, comme l’effet de nos inconséquences.
« Cherchez une explication au geste de ce fanatique, de ce monstre, laisser entrevoir la moindre compréhension à son égard ou pire lui chercher la moindre excuse, serait une faute morale. Mettre en cause la société, montrer du doigt la France, la politique, les institutions, ce n’est pas digne. Ce n’est pas faire preuve de responsabilité dans un moment où la Nation a d’abord besoin d’unité. » (Discours de Nicolas Sarkozy en mars 2012 à propos de Mohamed Merah).
Si on en croit M. Sarkozy, qui exprime ici avec clarté des idées largement partagées, interroger notre société et ses défauts serait non seulement irresponsable mais reviendrait à excuser des actes comme ceux de Merah. Je crois au contraire qu’il n’existe des Merah que parce que notre société est malade, et Merah en est un des symptômes. Ce type de violence est la conséquence de notre consentement à la mise au ban progressive d’une partie entière de la population. En cela, et bien que tout les oppose politiquement, il y a bien du commun entre l’histoire très singulière de la RAF et celles des terrorismes contemporains.
Une des critiques qui m’a été le plus adressées sur la version écrite du projet concernait le risque que je prenais « d’humaniser les terroristes ». Il s’agissait de montrer que le problème réside plutôt dans le fait de les déshumaniser par faiblesse morale et opportunisme politique. À cette critique que j’entends régulièrement, d’avoir fait un film politiquement douteux car il dénoterait une sympathie voire trouverait des excuses au terrorisme, s’ajoute souvent, et de manière non paradoxale, cette autre critique d’une absence de « point de vue ». Je trouve que cette critique, que l’on renvoie souvent à tout film documentaire qui refuse toute facilité didactique et télévisuelle, est la marque d’une cuistrerie intellectuelle. On confond le fait de ne pas comprendre un film ou le fait d’être en désaccord avec son propos avec une absence de « point de vue ». Et cette fausse question ne semble concerner que le documentaire ! On ne demande jamais aux réalisateurs de fictions quel est leur « point de vue ». Un film de fiction n’a pas besoin de s’énoncer ; en revanche, le documentaire devrait, lui, montrer, expliquer et donner des clefs de lectures morales ou politiques. À la fiction, la poésie, le rêve, la beauté, la mise en scène ; au documentaire, le réel, le brut, le mal filmé et la voix off qui explique.
Pendant les recherches de financement, cette question d’un manque de « point de vue » s’exprimait déjà régulièrement chez les lecteurs du projet. J’ai mis longtemps à comprendre ce que cela signifiait. Des lecteurs avaient un doute sur mes motivations politiques précisément parce que j’écrivais dans le dossier que le film ne serait pas le lieu d’énonciation d’un jugement. Et je précisais que l’histoire avait déjà jugé : toute la crédibilité politique de la RAF s’est effondrée dans le réel macabre des attentats, la justice a condamné les membres de la RAF qui sont morts en prison.
Tout a changé, alors même que le projet du film n’avait pas bougé d’un iota, quand j’ai dû prendre sur moi et écrire en première page du dossier : « je désapprouve l’usage du terrorisme comme moyen d’action politique ». D’un coup, le même dossier est devenu clair pour tout le monde, il n’y avait plus de problème de « point de vue ». Quand on dit qu’il y a absence de « point de vue », on s’adresse donc à quelque chose qui n’a rien à voir de près ou de loin avec le point de vue du réalisateur. Une fois de plus, on demande au documentaire d’être du côté du télévisuel.
Ce qui m’intéresse dans les critiques adressées publiées sur Débordements, c’est qu’elles questionnent en partie votre montage depuis, il me semble, une certaine attente cinéphilique : le premier texte regrette un manque de « dialectisation » ; le second apporte des précisions sur ce point, et reproche au film de ne pas organiser un affrontement des « images entre elles pour provoquer des chocs ou des dissociations temporelles ou sémantiques, et se contente de trouver des agencements fluides et un rythme convenant qui les relient de façon homogène et linéaire. » Au fond, on sent bien que ce « film sur la RAF » ne répond pas au cahier des charges attendus, et délaisse une forme ou une manière - le montage par choc ou attraction - qu’on relie spontanément au sujet abordé. Effectivement linéaire, Une jeunesse allemande n’en reste pas moins un film de montage, et dont l’intérêt est moins à chercher dans les rencontres sensorielles ou intellectuelles produites par les cuts que dans les interruptions et les ellipses. Construire une histoire linéaire, ce n’est pas faire une anthologie, ce n’est pas non plus uniquement tracer une ligne, c’est reprendre une ligne ancienne qui est aussi la ligne de tous (ce pourquoi le film me semble beaucoup plus appartenir à un cinéma populaire qu’à la tradition des films militants ou expérimentaux), et décider d’inscrire sur cette ligne antérieure de nouveaux points d’entrée et de sortie. D’où cette question et qui touche à la sélection des archives : qu’avez-vous fait de la ligne dont vous avez héritée ?
Il me semble toujours difficile de parler du montage et particulièrement du montage d’archives. Même Georges Didi-Huberman, qui l’interroge maintenant depuis quelques livres, semble avoir du mal à le définir. Il nous ramène du travail d’Aby Warburg quelques hypothèses lumineuses, mais, dans le fond, la manière dont le montage s’opère semble intraduisible en mots. C’est un langage, mais un langage visuel. Et comme une image ne trouvera jamais sa résolution parfaite en mots, le montage non plus ne pourra jamais totalement être défini par des mots. Même le monteur, qui peut ressentir le montage comme juste ou non, aura du mal à l’expliquer. Il y a en tout cas beaucoup de naïveté à penser que par le montage seul, un monteur pourrait sciemment dialectiser les images qu’il utilise. Évidemment, on peut répondre par Godard, Debord ou Chris Marker. À ceci près qu’ils n’utilisent pas que le montage. Chez eux, beaucoup de la mise en critique des images passent par la voix off. Concernant les films de montage sans voix off, sous genre excessivement minoritaire, il y a évidemment des contre-exemples, chez Santiago Alvarez pour n’en nommer qu’un, voire dans mon travail également. Mais dans ce cas-là, les outils utilisés par le montage (répétitions, ralenti / accélérés, recadrages etc) sont tellement éprouvants que ces films ne me semblent envisageables que dans un format court. Au-delà d’une certaine durée, le film deviendrait épuisant à regarder.
On reste toujours un peu naïf sur les possibilités presque infinies qu’aurait le montage à mettre à nu les images, à les désosser, à les mettre en critique, à les dialectiser. On oublie souvent que le travail du montage est avant tout un travail du temps, qui combine le temps propre des images mouvantes au temps propre du nouvel objet film qui en résulte. Et que ces temps sont linéaires. Nous ne sommes pas en train de faire comparaître deux séquences sur un ordinateur ou des photos dans des livres posés devant nous. Dans le corps d’un film, le temps avance. Pour cette simple raison, nous ne pourrons jamais donner pleinement deux images en même temps. Ou alors, quand on le fait grâce à des techniques géographiques (surimpression par exemple), on ne donne pas à voir deux images différentes dans leur temps propre mais le combinat de deux images, ce qui est très différent. S’il doit y avoir dialectique, elle n’est pas forcément à chercher dans des instants arrêtés mais sur la longueur même du film. Dans Une jeunesse allemande, au début, Godard en voix off pose la question de la possibilité de faire aujourd’hui (dans les années 70) des images en Allemagne. Ce n’est qu’à la fin que la réponse arrive, par Fassbinder. C’est le cas en permanence : les archives se répondent, se contredisent, s’éclairent les unes les autres, non pas sous la forme de chocs directs mais à distance.
Il y a un autre exemple qui m’effraie tout le temps quand je revois le film : quand je montre 25 minutes de télévision à la fin, l’effet créé est pour moi plus fort que si j’avais pointé du doigt le danger de la télévision à coups de répétition, de déstructuration, d’ironie même. En la montrant dans son temps propre, l’effet créé à mes yeux est un effacement de notre mémoire : en quelques minutes, la télévision capte tout ce que nous avons vécu la première heure, et l’on oublie tout. C’est seulement à travers les voix des étudiants que nous revenons un peu à ceux qui sont maintenant devenus des fantômes, des voix qui me semblent alors surgir d’outre-tombe.
Pour être plus précis sur Une jeunesse allemande, la simplicité du montage est une de mes volontés depuis l’origine du projet. J’écris bien « une volonté ». En effet, un montage d‘images de temps et de types différents est naturellement un montage hétérogène, incluant sauts et ruptures. Toute la difficulté a justement été de travailler contre cette hétérogénéité, de travailler à la fabrication d’un temps linéaire, malgré les différentes sources utilisées. Cette simplicité n’est qu’apparente ; elle est le fruit de plusieurs années de travail. On peut alors se demander s’il m’était nécessaire de passer par cette simplicité du montage. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir fait un film avec un verni punk (on met de la musique de bourrin et on mélange des images d’attentats avec une voix off de Meinhof) ?
Peut-être que la question fondamentale qui traverse tout mon travail est de savoir à qui je m’adresse. C’est même de cette question que dépend la possibilité que j’ai de me définir comme cinéaste politique. Je ne m’adresse pas en premier lieu à des spectateurs qui seraient soit par avance convaincus par les sujets de mes films, soit habitués aux avant-gardes cinématographiques. Je m’adresse à des spectateurs qui ne savent pas. Je m’adresse à celui que j’étais quand j’avais 15-20 ans, perdu au fin fond de ma province, hors de tout engagement politique, qui ne connaissait rien à l’histoire et qui ne se questionnait pas plus que ça sur la marche du monde, mais qui pourtant était curieux. J’écris cela sans aucune condescendance, bien au contraire. Ce n’est pas parce que l’on ne sait pas que l’on n’est pas intelligent, que l’on ne peut pas accéder à des formes différentes. J’essaie de fabriquer un cinéma qui s’empare de questions politiques, qui affirme l’importance de la forme et qui s’adresse à des spectateurs qui a priori ne seraient pas sensibles à ce type de cinéma. Probablement que ma plus grande influence est Dziga Vertov, et c’est précisément sa pensée et son respect pour les spectateurs qui ont irrémédiablement fondé ma pratique du cinéma.
Une jeunesse allemande vient de là. Je voulais que ce film, malgré la complexité de sa forme et son propos, soit adressé, partageable, et pas uniquement par des militants d’extrême-gauche qui connaîtraient leur Meinhof sur le bout des doigts. Et probablement aussi qu’une des raisons pour laquelle cette histoire m’a ému est sa dimension tragique. Je voulais que l’on suive vraiment les protagonistes, qu’on les voie changer, grandir et disparaître, que le film malgré sa rigueur ouvre aussi ou avant tout sur de l’humain, et pas uniquement du concept. Je ne sous-estime jamais la sensibilité ou l’émotion. J’ai même un rapport très émotionnel aux archives, j’ai besoin d’être touché, parfois profondément. Et transmettre cette émotion est aussi important pour moi que soulever des questions conceptuelles.
Et alors, une ligne commence à se dessiner. Il ne s’agit plus de donner tout ce qui serait nécessaire pour comprendre l’histoire dans ces détails, comme on pourrait le faire avec une encyclopédie, mais de ne retenir que ce qui fait corps, que ce qui s’incarne dans des images, que ce qui a du poids. Au final, il y a une ligne chronologique historique, la mise en images contemporaine de cette histoire, emmêlée à une autre ligne, mélodique, qui, même invisible et opaque, reste probablement la plus importante. C’est celle de ma propre subjectivité, mes incompréhensions, mes émotions, mes doutes, ma douleur. Tout ce que je ressens, seul, face à cette histoire.
Matthieu Bareyre
Débordements
13 octobre 2015
www.debordements.fr/spip.php?article421